#657

 

7 décembre


Isabelle a promis à Jane Sautière qu’elle ne jetterait jamais ses carnets d’écriture. Dans ses Corps flottants, Jane écrit qu’on ne promet jamais faussement, qu’une promesse est toujours un sort. J'ai donc envie de vous promettre quelque chose. Quand je dis vous, je ne sais pas vraiment à qui je m'adresse. Bien sûr, des visages de lecteurs me viennent en tête, des voix d'écriture voisines mais je ne pense jamais à eux quand j’écris. Vous, c'est donc aussi l'écriture. Je m’adresse à elle. Elle peut être personnage, pronom, fantôme… qu’importe la forme que l'adresse prend sur l'instant, je m'adresse tout autant au passant, oui, puisque le moindre passant peut devenir un membre de ma famille. Quand je dis vous, je m'adresse également à l'autre en moi et si je me vouvoie, c'est parce qu'on ne se connaît pas, et aussi parce qu'on est peut-être plusieurs à l’intérieur.

Ainsi, je vous fais une promesse pour me jeter un sort… Ces dernières années, je me suis trop laissé empoisonner, par la ville, par l’autre, par moi-même ; j’écris ces lignes malade, encore, troisième fois du mois, fiévreux, irrité des oreilles, mal à la gorge. Ce monde m’infecte, parler et écouter aussi. Je vis un profond épuisement, psychique, physique, il y a des heures où tout se détruit en moi, je ferme les yeux et vois des immeubles s’effondrer, j'entends le bruit des gravats, la poussière qui remonte et asphyxie l’espace jusqu’à l’invisibiliser, ou bien des incendies gigantesques que la conscience survole, dans un ciel de lave et de fumée. Mes moments de doute sont de plus en plus tenaces, le manque d’espoir assombrit toute lueur au bout du tunnel, ce tunnel de phrases qui ne mène nulle part, si ce n'est à écrire. J’ai beau me tenir à distance, j’ai beau me couper des actualités, des réseaux, des amis aussi, la prémonition du désastre demeure derrière, flottante, à chaque pas que je fais, à chaque table où je m'assois, et je n'arrive pas à m'échapper.

Et malgré la certitude d’avoir abandonné, je me lève, je prends un Efferalgan, je prépare le petit déjeuner, je réveille Isabelle en l'embrassant, je lui parle, je lui communique parfois mon humeur un peu sombre, dans la répétition des trajets, des gestes, et je m’accroche aux instants de lumière, au vide, au mouvement, au goût du café, de la soupe, aux livres, aux travaux d’écriture qui comptent, et l’existence continue de passer au poignet. 

Alors je vous promets ceci : écrire davantage, écrire bien plus encore, écrire jusqu’à ce que les formes trouvées m’arrachent enfin à ce moi qui encombre tout (moi le premier), écrire pour me dissoudre dans mes propres voix comme on se guérit en s’empoisonnant davantage, jusqu’à ce que cette brûlure me rende assez léger pour qu’au cœur même de la combustion se fabrique, malgré moi, un devenir neuf. Un vivant qui ne se surveille plus, qui ne s’écoute plus penser, un geste qui ne veut rien d’autre que se poursuivre, comme si, au fond, l’acte seul pouvait m’arracher à l’ancien et m’ouvrir à cette part de soi qui advient quand on cesse de se plaindre d’être soi.

Établir un inventaire de résistance, quelque chose de pauvre mais tenable, pour renouveler mes jours : reprendre possession de ce corps qui se ferme, dévier la géométrie de mes trajets obsessionnels, marcher enfin dans une rue qui ne me connaît pas encore, m’asseoir dans un café où je n’ai aucun refuge, aucune habitude ; épargner à Isabelle la contagion de mes nuits trop lourdes, ne plus lui transmettre cette pente sombre, filtrer ce que je peux, retenir un peu du noir pour lui laisser une lumière qui ne me coûte pas tout. C’est aussi cela, se transformer : ne plus empoisonner ceux qui veillent à côté. Et surtout, cesser de me duper.

Accueillir chaque chose, un goût, une odeur, le gingembre, la pluie chaude, même le pot d’échappement, comme des preuves que quelque chose insiste encore. Qu’il y a, malgré tout, un monde, et qu’il continue de vibrer pour qui consent à lever la tête. Prendre acte de l’insistance du réel comme d’un signe de survie.

Il ne s’agit pas de calcul, mais de tenue. Une tenue minimale devant le désastre, une fidélité silencieuse à cette promesse d’écrire, d’aller plus loin que l’effondrement quotidien. Prêter enfin attention à un immeuble, à un trottoir, à une ombre déplacée par un courant d’air, au mouvement furtif d’une plante ; mieux regarder les passants, non pour s’en émerveiller mais pour ne pas renoncer tout à fait à la présence du monde.

Le Journal du regard de Pierre Ménard est pour moi un lieu fixe, un point absolument nécessaire dans le mois, non un rendez-vous, mais une présence. Rien ne pourrait m’en détourner. C’est l’une des rares choses qui, dans ma vie, me permettent encore d’habiter le jour. Il y a dans ce qu’il compose une justesse presque secrète : l’équilibre des plans, la patience du rythme, la voix qui affleure sans jamais s’imposer, la musique retenue, les silences qui ne comblent rien mais ouvrent. Chaque fois, je m’y sens accueilli, presque recueilli. Je lis, et quelque chose en moi se remet à respirer. Je sors de ces pages à la fois apaisé et comme réaccordé à ce qui, en moi, insiste à vivre. Ce n’est pas seulement une fraternité d’écriture, c’est davantage : une manière d’être devant soi, une attention au réel, une tenue intérieure dont je me sens lointain mais vers laquelle je voudrais marcher. Son style, ses inflexions, sa sobriété, son écoute du monde : tout cela me touche au point de me rappeler la personne que je pourrais être, ou que j’ai perdu de vue. J’aimerais tendre vers cette clarté calme. 

Avec T., c’est l’autre mouvement : l’effritement. Nous sommes devenus deux musiques inaccordables, qui jouent constamment l’une contre l’autre. Nous ne partageons plus l’espace, nous nous le disputons, ou nous le désertons, pour éviter une énième guerre. Ce qui fait lien nous tient désormais à distance, dans quelques instants volés : elle qui rit seule devant un film, elle qui coupe des fleurs, elle lorsque son innocence revient un instant à la surface, à son insu, et tel un photographe, j’attends, de longues heures parfois, l'apparition rare de ces éclats. 

Hier j’ai essayé de me confier à un collègue. J’ai pris cet élan, cet élan minuscule mais lourd, de poser quelque chose devant lui, quelque chose de moi. Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi ce moment-là, ni pourquoi c’est tombé sur lui. Peut-être parce qu’il écoutait, simplement, avec cette attention douce qu’ont les gens qui ne savent pas encore ce que l’écoute engage. J’ai parlé. J’ai laissé sortir quelques phrases, des phrases prudentes, à peine des phrases, presque des éclats. Et pendant que je parlais, je sentais déjà que cela n’irait nulle part. Non pas qu’il n’entende pas, il entendait, réellement, sincèrement ; mais la confidence glissait, elle n’accrochait rien, ni en lui ni en moi. Comme si, au moment même où je prononçais les mots, ils perdaient leur poids, leur nécessité, devenaient des objets sans foyer. C’est cela qui m’a frappé : je m’étais avancé, mais rien en face ne s’était ouvert. Pas par manque, pas par faute, juste parce que l’espace de l’amitié, celui qui accueille, n’était pas là. Alors la confidence est restée suspendue, sans retombée, sans réponse ni écho. Elle a continué de flotter en moi après coup, plus lourde encore que si je ne l’avais jamais exprimée. Et je me suis retrouvé à porter cette parole avortée, cette parole qui n’avait trouvé personne où tomber, une parole qui, pour avoir été dite, était devenue plus étrangère encore. Sa gentillesse ne rend pas les paroles habitables. Il manque ce quelque chose, cette façon d’habiter la présence de l’autre, de se tenir à proximité de la fissure.

Moi-même, en tant qu'ami, j'espère n’être pas quelqu’un qui comprenne ce qu'on lui dit : mais quelqu’un qui puisse entendre ce qui ne parvient pas à se dire, ce qui bute, ce qui s’effondre avant même d’avoir pris forme. Une présence qui ne cherche ni solution ni lumière, mais qui accepte de se tenir avec l'autre dans le lieu obscur où la parole échoue. J'attends d'un ami qu'il soit un silence incarné par une présence.

L’amitié est musicale : pas une harmonie, mais un intervalle, un souffle silencieux que deux êtres partagent sans le vouloir. Une respiration commune qui apparaît parfois, sans prévenir, et disparaît aussitôt.

J'ai tenté de réitérer la confidence avec d’autres, me disant que c'était nécessaire. Et j’ai dû constater la même chose, chaque fois : la confidence adressée à quelqu’un détruit toujours un noyau qu’il aurait fallu garder intact pour pouvoir réellement se tenir devant lui. Je ne peux pas nier que me confier m’a souvent porté préjudice ; cela a toujours altéré le lien, comme si parler trop tôt ou trop nu déplaçait quelque chose d’irréparable.

Alors, la confidence, il faut que je la transforme en écriture. C’est là seulement qu’elle peut demeurer, se métaboliser, devenir vivable, sans abîmer.

Commentaires

Anonyme a dit…
Tu as la chance de pouvoir écrire . Ou étouffer .chaque mot , chaqueg phrases