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Le chef ramassa le livre gisant dans le sang avant de l'essuyer. Seul, sans témoin aucun, lui non plus ne put s'empêcher de l'ouvrir non sans une certaine crainte. Il fut surpris de n'y trouver qu'une succession de pages blanches. Mais en prêtant attentivement l'oreille à cette blancheur suspecte, il crut entendre un appel à écrire venu du livre vide comme un théâtre en plein coeur de la nuit attendant sur ses planches le pas et la voix du personnage qu'il était devenu bien malgré lui, personnage d'une étrange tragédie, celle d'un chef ordonnant à son fils de s'éventrer pour quelques pages blanches, fils qui au moment même où il posa ses yeux sur ce livre n'était plus son fils mais une âme de plus tombée dans le piège de monsieur M..

Soudain, le chef se mit à crier sur le livre comme un mécréant s'adressant avec mépris à l'absence incertaine de Dieu : «— Monsieur M., sachez que vous n'atteindrez jamais ma conscience ! J'en reste le maître et vos tours de sorcellerie n'y feront rien ! Vous entendez ? Rien du tout ! Au fond il suffit de ne pas croire à votre pouvoir pour que vous n'en ayez aucun ! Vous n'êtes que quelques vulgaires feuilles de papier que je m'engage devant Dieu à brûler dès aujourd'hui afin de libérer l'âme de mon fils et de tous ceux ayant un jour eu le malheur de poser les yeux sur vous !»

Et puis le livre lui tomba des mains lorsqu'il vit les pages blanches se noircir de ses propres pensées sous ses yeux saisis de voir apparaitre des phrases qu'il aurait pu lui même prononcer s'il avait parlé... mais il n'avait encore rien dit. Il était seul. Il se taisait... et le livre faisait sienne la parole du silence qui lui échappait.

Après avoir fait quelques pas en arrière devant le livre tombé ouvert sur le sol, il dit épouvanté :


«— Monsieur M., seriez-vous à mon image ?»




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